28 novembre 1980 : Le vendredi noir d’Haïti, répression de la presse sous Duvalier et ses liens ambigus avec les États-Unis

Le 28 novembre 1980 est une date gravée dans l’histoire contemporaine d’Haïti comme un symbole de l’intolérance du régime de Jean-Claude Duvalier. Ce jour-là, connu sous le nom de « vendredi noir », marque l’une des répressions contre la liberté de la presse et les droits humains. Cependant, ce contexte sombre ne peut être pleinement compris sans examiner le soutien implicite qu’offraient à l’époque les États-Unis à la dictature haïtienne, notamment sous le gouvernement de Ronald Reagan, qui voyait en Haïti un allié stratégique dans la lutte contre le communisme.

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L’éminent historien haïtien Michel Soukar, dans son analyse de cet événement, a déclaré :
« Le vendredi noir n’est pas seulement un épisode de répression ; il marque une volonté systématique d’éteindre toute flamme d’espoir et de liberté dans le cœur du peuple haïtien. Cet événement nous rappelle que la dictature ne s’est pas construite seule, mais avec l’indifférence, voire la complicité tacite, de certaines puissances internationales. »

Un contexte de tensions nationales et internationales

À la fin des années 1970 et au début des années 1980, Haïti vivait sous une dictature héréditaire. Jean-Claude Duvalier, successeur de son père François « Papa Doc » Duvalier, maintenait un régime de terreur avec l’appui des tristement célèbres Tontons Macoutes, une milice privée utilisée pour réprimer toute dissidence.

Pendant ce temps, la guerre froide amplifiait l’importance stratégique de la région caribéenne. Haïti, bien que pauvre et instable, était perçu par les États-Unis comme une barrière face à l’influence communiste, spécialement en raison de sa proximité avec Cuba. Cette crainte était exacerbée par les relations tendues entre les États-Unis et Cuba, renforcées par la Révolution cubaine de 1959 et les multiples tentatives américaines pour contenir l’expansion communiste dans la région. Sous le gouvernement de Ronald Reagan, le régime Duvalier bénéficiait d’un soutien financier et diplomatique, malgré les violations flagrantes des droits humains. Ce soutien, motivé par des considérations géopolitiques, renforçait indirectement la position du régime en interne et son rôle dans la stratégie américaine.

Le « vendredi noir » : une démonstration de force

Le 28 novembre 1980, Jean-Claude Duvalier orchestrait une vague de répression violente pour écraser toute opposition. Dans la nuit, des descentes furent organisées contre des journalistes, des militants des droits humains et des intellectuels. Ces descentes, soigneusement planifiées, visaient des figures clés de la société civile pour briser tout mouvement de résistance émergent.

La brutalité du régime s’est illustrée par des rafles massives, marquées par des arrestations musclées, des passages à tabac et des conditions de détention inhumaines. Les témoignages de ceux qui ont survécu, comme celui de Jean Robert Hérard, permettent d’entrer dans les entrailles du dispositif répressif. Selon ses récits, des dizaines de journalistes ont été arrêtés, détenus dans des cellules exiguës et insalubres, puis expulsés.

Selon un article de la Gazette Haïti en date du 2 mars 2019, Jean Robert Hérard rapporte :
« Il était vingt-deux heures ce vendredi 28 novembre quand on conduisit Clitandre et moi, uniquement vêtus de caleçons, à la cellule dont les dimensions ne dépassaient pas cinq mètres carrés. Gisaient deux matelas de paille, visiblement sales, recouverts de taches étranges dont j’avais du mal à identifier la provenance. Je ne savais pas s’il s’agissait de taches de sang séché, de vomissures ou de pissat. Cette nuit fut la plus longue de ma vie. »

Figures emblématiques ciblées

Le régime de Jean-Claude Duvalier, dans sa volonté de museler toute opposition, s’en prit aux figures les plus influentes de la presse, de la société civile et de l’intelligentsia haïtienne. Selon les archives de Radio Haïti, Harold Isaac rapporta l’arrestation de Richard Brisson, la disparition de Jean Dominique, ainsi que l’arrestation de Lafontant Joseph, Gabriel et Jean-Robert Hérard, et Constant D. Pognon, dans le cadre de cette campagne de répression méthodiquement orchestrée. Ces personnalités, symboles de résistance et de liberté, furent ciblées pour leur rôle déterminant dans l’éveil des consciences face à la dictature.
• Jean Dominique, directeur de Radio Haïti Inter, incarnait une voix incontournable de la résistance contre la dictature. Visionnaire, il fit de sa station la première à diffuser en créole, rendant ainsi l’information accessible à toutes les couches de la société. Radio Haïti Inter devint un phare de liberté, malgré les menaces constantes. Ses archives, aujourd’hui conservées à l’Université Duke, témoignent de son rôle central dans la lutte pour la vérité. Jean Dominique, assassiné en 2000, demeure une source d’inspiration pour les journalistes haïtiens.

•   Michèle Montas, journaliste et épouse de Jean Dominique, partagea son combat pour une presse indépendante. Déjà exilée sous François « Papa Doc » Duvalier dans les années 1960, elle revint en Haïti pour poursuivre la lutte avec Radio Haïti Inter. Après l’assassinat de son mari, elle s’érigea en gardienne de son héritage malgré les menaces incessantes.

•   Liliane Pierre-Paul, journaliste courageuse à Radio Haïti Inter, fit également les frais de la répression du « vendredi noir ». Brutalement arrêtée et contrainte à l’exil, elle persista dans son engagement en cofondant Radio Kiskeya, qui devint un bastion de liberté d’expression en Haïti. Jusqu’à son décès en 2023, elle fut une figure emblématique du journalisme indépendant.

•   Evans Paul, connu sous le surnom de « K-Plim », jeune journaliste et militant politique, fut arrêté, torturé et exilé après les événements de novembre 1980. Son rôle fut décisif dans la transition démocratique qui suivit la chute du régime Duvalier en 1986.

Ces hommes, ces femmes, comme Konpè Filo et tant d’autres journalistes, ainsi que des figures de la société civile ou de la vie nationale, restent des emblèmes de la liberté et de la résistance. Par leur courage et leur détermination, ils défièrent la dictature au prix de leur liberté, de leur sécurité, et pour certains, de leur vie. Leur combat continue d’inspirer les générations qui luttent pour une Haïti libre et démocratique.

Les impacts locaux : une société paralysée

La répression plongea Haïti dans une nuit de silence, anéantissant les médias indépendants et offrant au régime un monopole total sur l’information. L’exil forcé de figures emblématiques comme Liliane Pierre-Paul et Evans Paul, pour ne citer qu’eux, appauvrit le débat public, désorganisa les réseaux de résistance et brisa l’élan collectif de contestation. Des stations de radio furent détruites, leurs équipements saccagés, étouffant toute voix dissidente. Un rapport de Human Rights Watch de 1980 dénonça les abus massifs du régime Duvalier et l’inaction complice des grandes puissances face à la crise humanitaire qui ravageait Haïti.

Pendant ce temps, l’économie, déjà chancelante, fut pillée par les proches de Duvalier. Bien qu’aucun chiffre précis ne soit unanimement confirmé, on estime qu’une part significative de l’aide financière internationale destinée à Haïti fut détournée pour enrichir les cercles du pouvoir, exacerbant les inégalités sociales et précipitant une grande partie de la population dans une pauvreté extrême.

Le rôle ambigu des États-Unis

Pendant que cette répression se déroulait, l’administration Reagan venait d’accéder au pouvoir. Les États-Unis, focalisés sur leur stratégie anticommuniste, fermèrent les yeux sur les abus de Duvalier. Selon plusieurs rapports, le régime haïtien joua un rôle actif dans la consolidation de ses relations avec Washington, mettant en avant son opposition au communisme pour justifier les aides financières.

Cependant, l’hypocrisie de cette posture ne passa pas inaperçue. Amnesty International et d’autres organisations de défense des droits humains dénoncèrent les abus, mais Washington justifia son inaction en évoquant les risques géopolitiques de déstabilisation. Entre 1980 et 1986, des millions de dollars continuèrent de transiter vers Haïti, servant principalement à enrichir l’élite au pouvoir et à consolider le régime.

Conséquences internationales et mémoire collective

Le 28 novembre 1980 provoqua une vague d’indignation au sein des organisations de défense des droits humains, mais la communauté internationale resta largement passive. Cette complaisance permit à Jean-Claude Duvalier de maintenir sa mainmise sur le pays jusqu’à sa chute en 1986.

Sur le plan géopolitique, cette date illustre également les limites des stratégies fondées uniquement sur des intérêts de puissance. Cependant, ce jour sombre est aussi devenu un symbole de résilience et de courage pour ceux qui ont risqué leur vie pour dénoncer l’oppression.

Une réflexion amère, 44 ans plus tard

Malgré cette répression brutale, certains considèrent encore que l’époque Duvalier était « meilleure » que la situation actuelle. En ce 28 novembre 2024, 44 ans après le « vendredi noir », Haïti continue de sombrer dans une crise sans précédent.

Pour ceux qui regrettent cette époque, plusieurs arguments reviennent souvent. Ils rappellent qu’à l’époque Duvalier, bien que le régime fût autoritaire et marqué par une violence extrême, l’État fonctionnait avec une certaine stabilité. Les rues étaient perçues comme plus sûres, les bandits et les gangs armés n’avaient pas le contrôle qu’ils exercent aujourd’hui, et il y avait un semblant d’ordre, même sous la terreur. Certains évoquent également un coût de la vie plus abordable, avec des services publics, bien qu’imparfaits, plus accessibles que maintenant.

Aujourd’hui, la crise politique permanente, l’effondrement de l’économie, l’insécurité galopante et la paralysie des institutions poussent certains à dire qu’Haïti « n’était pas encore prêt pour la démocratie ». À leurs yeux, l’arrivée de la démocratie n’a pas permis d’améliorer les conditions de vie, mais a exacerbé la corruption et le chaos, créant une société sans repères ni autorité.

Styve Jean-Pierre / FOUYE RASIN NOU (FRN)

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