Le Syndrome de Stockholm dans les quartiers populaires, un problème grave sous-estimé par les acteurs politiques en Haïti

Depuis trois ans, plusieurs quartiers populaires de la capitale haïtienne (Port-au-Prince) et de l’Artibonite sont contrôlés par des gangs armés qui sèment la terreur et le chaos, prenant presque en otage des milliers de personnes. Dans des vidéos devenues virales sur les réseaux sociaux, on voit des habitants de ces quartiers faire l’apologie de leurs bourreaux. Ce comportement, typique du syndrome de Stockholm, qui constitue un danger à moyen terme, ne semble pas inquiéter les hommes politiques haïtiens, trop occupés à se battre pour le pouvoir.

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Fouye Rasin Nou, le 19 octobre 2024 — L’emprise croissante des gangs armés sur de vastes portions du territoire haïtien a entraîné des bouleversements profonds dans les dynamiques sociales et psychologiques du pays. Parmi les phénomènes inquiétants liés à cette insécurité permanente se trouve le syndrome de Stockholm, une réaction paradoxale où les victimes d’intimidation et de violences développent un attachement émotionnel, voire une sympathie envers leurs agresseurs. Dans les zones contrôlées par les gangs, cette allégeance silencieuse et tragique ne s’estompe rarement au-delà de la survie immédiate, créant des problèmes psychologiques graves qui auront à coup sûr des répercussions à moyen et à long terme.

Les zones sous domination des gangs : un terrain favorable à l’aliénation

En 2023, environ 80 % de Port-au-Prince et de nombreuses zones périurbaines échappaient au contrôle de l’État pour tomber sous celui des gangs armés. Ces groupes criminels, régentant des pans entiers de la vie quotidienne par la violence et l’intimidation, se sont également arrogé la gestion des infrastructures locales, comblant ainsi un vide laissé par un État affaibli et gangrené par la corruption.

D’après les Nations Unies, près de 5,2 millions d’Haïtiens vivent désormais sous cette menace directe, un climat de terreur qui érode progressivement le lien social et instille un désespoir profond au sein des communautés affectées.

Dans ce contexte, le syndrome de Stockholm trouve un terrain fertile. Les populations, acculées, finissent par intégrer, consciemment ou non, la domination de ces forces comme une réalité inévitable. Loin d’une simple résignation, cette adaptation mentale devient une stratégie de survie, où la soumission volontaire se mélange à une loyauté ambivalente, reflétant une dynamique d’asservissement psychologique. Les victimes sympathisent avec leurs bourreaux et tendent à embrasser leurs causes, allant même jusqu’à les défendre.

Témoignages de victimes : la désintégration humaine

Hans, 12 ans, fait part de sa confusion : « Dans mon quartier, les gangs se comportent comme s’ils étaient nos protecteurs, mais je sais qu’ils sont dangereux. Parfois, ils nous donnent des bonbons ou des jeux. Mes amis disent qu’ils protègent notre rue. Mais je me demande pourquoi je devrais respecter ceux qui font tant de mal. »

Marie, une mère de trois enfants, décrit son dilemme quotidien : « Si je ne paie pas le gang, je ne peux pas sortir faire mes courses. Mais ce qui me terrifie le plus, c’est de voir mes enfants commencer à croire qu’ils sont là pour nous protéger. Je veux leur enseigner autre chose, mais j’ai peur qu’ils se détournent de moi. »

David, 35 ans, évoque sa résignation : « Je croyais que les gangs nous défendaient, mais j’ai vu trop de gens mourir pour cette fausse protection. Maintenant, je fais ce qu’ils disent, car c’est la seule façon de survivre. »

Paul, 26 ans, ferblantier : « L’État nous a complètement abandonnés. Les gangs nous donnent de temps en temps à manger. Ils sont très gentils avec moi. Je leur rends parfois service. […] Pourquoi aider la police ? Non, je ne pourrai pas trahir mon bienfaiteur. »

Le syndrome de Stockholm : une adaptation psychologique à la violence

Décrit pour la première fois en 1973 après une prise d’otages en Suède, le syndrome de Stockholm désigne un phénomène dans lequel les victimes développent de l’empathie ou un attachement envers leurs ravisseurs. En Haïti, ce comportement se manifeste par la normalisation de la violence et l’acceptation des gangs comme substituts d’autorité.

La répétition de la violence finit par anesthésier les victimes, pour qui la survie exige de réinterpréter la réalité. Les chefs de gang deviennent, pour certains, des figures paternalistes assurant une forme de sécurité rudimentaire, tandis que l’État, perçu comme impuissant, disparaît du champ des possibles.

Les facteurs exacerbant le syndrome de Stockholm en Haïti

Le contexte haïtien exacerbe ce phénomène. D’abord, l’abandon par l’État des régions les plus vulnérables laisse un vide comblé par des forces criminelles. Faute de services publics et de protection sociale, les gangs fournissent des ressources de base, rendant l’État encore plus absent aux yeux des populations.

Ensuite, la pauvreté systémique pousse de nombreux jeunes à rejoindre ces groupes, ne voyant pas d’autre moyen de subvenir à leurs besoins. Selon la Banque mondiale, 60 % de la population haïtienne vit sous le seuil de pauvreté. Ce désespoir économique s’accompagne d’une érosion des valeurs sociales, où la survie prime sur toute forme de résistance morale ou civique.

Enfin, le désespoir collectif et le manque de perspectives politiques et sociales renforcent l’idée que le contrôle des gangs est une fatalité inévitable. L’espérance d’un meilleur avenir s’effrite à mesure que la violence se banalise et que les repères s’effondrent.

Le coût humain et psychologique : une société fragmentée

Les conséquences de ce syndrome collectif sont profondément dévastatrices. Loin de se limiter à la soumission physique, elles touchent le psychisme même des communautés. Le processus de déshumanisation qui en découle entraîne une perte de confiance en toute forme d’autorité, une fragmentation du tissu social et une normalisation de la violence.

Les enfants, grandissant dans ce climat, sont particulièrement vulnérables. Beaucoup d’entre eux sont recrutés dès leur plus jeune âge par ces organisations criminelles, perpétuant ainsi le cycle de la violence et de la destruction.

Peter John, un psychologue canadien interrogé à ce sujet par l’équipe de Fouye Rasin Nou, est sans équivoque : « Ce qui se passe dans ces quartiers pauvres est une manifestation du syndrome de Stockholm. Ces personnes sont atteintes mentalement et cela nécessite un traitement généralement long, parfois sur plusieurs années, avant qu’elles ne comprennent qu’elles sont des victimes et que les gangs ne sont pas leurs bienfaiteurs. »

Une hémorragie nationale : des chiffres alarmants

Les chiffres révèlent l’ampleur du désastre. En 2023, Haïti enregistrait l’un des taux de criminalité les plus élevés de la région des Caraïbes, avec plus de 1 600 homicides, soit une augmentation de 35 % par rapport à l’année précédente. L’insécurité empêche également près de 500 000 enfants de fréquenter l’école, selon un rapport de l’UNICEF. À présent, en 2024, la situation s’est aggravée. Selon un nouveau rapport de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) du 2 octobre 2024, plus de 700 000 personnes, dont plus de la moitié sont des enfants, sont déplacées à l’intérieur d’Haïti. Ce chiffre représente une augmentation de 22 % du nombre de personnes déplacées depuis juin, signe d’une aggravation de la crise humanitaire.

La violence des gangs a forcé plus de 110 000 personnes à fuir au cours des sept derniers mois, notamment à Gressier, à l’ouest de la capitale. L’équipe de Fouye Rasin Nou a rencontré plusieurs personnes déplacées, notamment celles qui fuient ou qui habitaient dans des zones contrôlées par les gangs, comme Village de Dieu ou Delmas 2. Ces individus continuent de vivre dans la peur et les traumatismes, tout en cachant leur identité pour éviter les représailles, redoutant également le mouvement “Bwa Kale” de la population. Ils ont dit qu’ils cachent leur Carte d’Identification Nationale Unique (CINU) ou toute autre pièce d’identité qui pourrait révéler qu’ils habitaient ou étaient nés dans ces zones, achetées ou contrôlées par des bandits.

Après plus de trois ans sous l’emprise des gangs, le mal est profond et les populations vivant dans les quartiers populaires comme Martissant, Canaan, Croix-des-Bouquets, Gressier, ou encore Savien, sont profondément atteintes psychologiquement. À moyen terme, elles risquent de reproduire les mêmes actes qu’elles ont subis de leurs agresseurs. Cette situation risque de compromettre non seulement la santé mentale des individus, mais aussi la sécurité du pays.

Repenser l’avenir pour rompre le cycle de la violence

Le syndrome de Stockholm observé dans les zones sous contrôle des gangs en Haïti est le reflet d’une société en déliquescence. Pour espérer sortir de cette spirale destructrice, il est crucial de restaurer non seulement la sécurité physique, mais aussi la dignité, l’espoir et la confiance des citoyens.

Cela nécessitera des actions coordonnées entre les autorités haïtiennes et la communauté internationale. Des mesures sécuritaires, certes indispensables, doivent s’accompagner d’un investissement massif dans l’éducation, la santé et les opportunités économiques. La reconstruction du lien social et la réhabilitation de l’État doivent être au cœur des préoccupations, si l’on veut que les générations futures puissent échapper à cet engrenage infernal.

Le temps presse. Haïti ne peut se permettre de perdre une autre génération à la violence et à l’oubli.

Domond Willington et Jean Pierre Styve/ Fouye Rasin Nou( FRN)

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