Cracher sur l’histoire et les héros haïtiens : Une pratique gratuite et dangereuse

Au cours des dernières années, on assiste à la prolifération de certaines pratiques visant à diaboliser les héros de l’indépendance haïtienne et la culture haïtienne en général. Ces attaques gratuites, généralement provenant de leaders religieux haïtiens (et non étrangers), ont des conséquences négatives sur le pays.

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Le 14 août 2024, Fouye Rasin Nou_Les réseaux sociaux, autrefois qualifiés de créations sataniques par de nombreux leaders religieux issus des courants du christianisme en Haïti, sont devenus, au cours des trois dernières années, l’espace privilégié pour véhiculer leurs messages à leurs fidèles et aux utilisateurs de ces différentes plateformes. Cependant, au-delà du message strictement biblique, nombre d’entre eux s’adonnent à la destruction, voire à la diabolisation systématique de tous les symboles liés à l’essence du peuple haïtien : du drapeau au folklore, en passant par les fondements de la société et les héros de l’indépendance haïtienne.

Tout d’abord, dans leurs interprétations controversées et farfelues des textes bibliques, ils assimilent les croyances ancestrales haïtiennes à la sorcellerie, et tous les esprits (les loas) du vaudou deviennent, par ricochet, des « diables » qu’il faut détruire à tout prix. Par exemple, dans une croisade fondamentaliste du 14 au 17 mai 2009 au Palais de l’art à Delmas (nord-est de la capitale), le pasteur Grégory Toussaint a, en effet, appelé ses fidèles à « dechouke Jezabèl », un esprit maléfique que le religieux attribue à des divinités du vodou haïtien. « Si Jézabel ou Erzulie Dantor est un démon, et si Haïti avait conclu un pacte avec elle, cela veut dire que notre pays, à l’aube de son histoire, avait fait une alliance avec un démon. Cela explique, en quelque sorte, le mal fondamental de notre pays », avance Grégory Toussaint dans une longue interview au quotidien privé Le Nouvelliste. Cette déclaration résonne avec les mots ou déclarations d’un autre pasteur et homme politique haïtien, Chavannes Jeune, qui a dit : « Nous pensons qu’Haïti est pauvre, non parce qu’il n’y a pas de ressources dans le pays, mais parce que nous sommes sous la malédiction de Dieu. » Cette déclaration, rapportée par Andrea Garrett pour CWNews le 5 septembre 2003 dans WARFARE – Haitian Christians Seek Nation’s Deliverance From Voodoo, illustre parfaitement cette vision déformée et erronée de la complexité des problèmes du pays. Ces leaders participent ainsi à l’effritement du tissu social haïtien en prêchant la division entre « ceux de la lumière » (les chrétiens) et « les fils des ténèbres » (les adeptes du vaudou). Ces sermons dangereux créent de la méfiance et des divisions au sein des familles haïtiennes, fragilisant ainsi le premier lieu de socialisation de la société.

Cette discrimination religieuse, prônée par ces leaders, est tout aussi contraire aux vœux des pères de l’indépendance, qui avaient dès le début promu le principe de non-discrimination à travers la Constitution du 20 mai 1805. Cette constitution, dans son Article 50, affirme clairement que « La loi n’admet pas de religion dominante », garantissant ainsi que nul culte ne puisse s’imposer sur un autre en Haïti. Cet article établit une base légale pour une société véritablement pluraliste et tolérante, en rupture avec les pratiques d’intolérance religieuse qui ont marqué l’histoire coloniale. Dans la même lignée, l’Article 51 de cette Constitution précise que « La liberté des cultes est tolérée », assurant ainsi à chaque citoyen le droit de pratiquer librement la religion de son choix. Ces principes fondamentaux visaient à protéger la diversité religieuse dans une nation née de la lutte contre l’oppression et la domination.

Par ailleurs, les pères fondateurs, en rédigeant cette constitution, avaient aussi clairement exprimé leur volonté de mettre fin à toutes les formes de discrimination raciale. L’Article 14 déclare que « Toute acception de couleur parmi les enfants d’une seule et même famille, dont le chef de l’État est le père, devant nécessairement cesser, les Haïtiens ne seront désormais connus que sous la dénomination générique de Noirs. » Ce passage est d’une portée symbolique immense, car il consacre l’égalité de tous les Haïtiens, indépendamment de leurs différences de teint ou d’origine. En unifiant la population sous une seule et même identité, celle de « Noirs », les fondateurs entendaient effacer les stigmates de la division raciale, héritée de la colonisation, et renforcer l’unité nationale.

Ces articles, à la fois novateurs et révolutionnaires pour l’époque, mettent en lumière la vision progressiste et inclusive des pères de la nation haïtienne. Ils avaient compris que la cohésion sociale et la prospérité de la nouvelle République dépendaient de la reconnaissance et du respect de la diversité religieuse et raciale. Ainsi, ces principes constitutionnels sont en totale contradiction avec les pratiques actuelles de certains leaders religieux qui cherchent à diviser et à diaboliser tout ce qui est intrinsèquement lié à l’identité haïtienne. Il est donc impératif de se rappeler et de défendre ces valeurs fondamentales qui ont façonné la naissance d’Haïti comme une nation libre, égale et inclusive.

En outre, pour aggraver encore plus la destruction des symboles, certains s’attaquent même aux héros de l’indépendance qui ont donné leur vie pour la liberté générale. Certains vont même jusqu’à enseigner aux fidèles que Dessalines est un sanguinaire barbare, qui aimait le goût du sang, à la différence du « doux Jésus » qu’ils doivent choisir à sa place. Ces paroles graves et empreintes d’amnésie constituent un danger non négligeable pour Haïti. Cracher sur le Père de la Nation sous prétexte d’une affiliation des chrétiens à la famille de Jésus (dont l’existence a été rapportée par la Bible ) est d’une dangerosité accrue, surtout lorsqu’il est enseigné par des pasteurs haïtiens qui jouissent gratuitement d’une liberté pour laquelle ils n’ont pas combattu et pour laquelle des milliers de héros et héroïnes haïtiens ont sacrifié leur vie.

Si nous nous référons à une émission nommée « Bati Ayiti RTG » diffusée sur la Radio Télé Guinen le 13 août 2015 à l’occasion des 224 ans de la cérémonie du Bois Caïman, feu Anthony Pascal et la professeure Bayyinah Bello ont mentionné que le pasteur Chavannes Jeune, qui a été candidat à la magistrature suprême de l’État aux élections présidentielles de 2006, 2010 et 2015, s’était rendu avec ses fidèles à l’endroit où la cérémonie du Bois Caïman a eu lieu. Sous prétexte de vouloir convertir Boukman, il s’est livré, avec ses fidèles, à un acte de profanation de ce lieu historique en déversant de l’acide sur les arbres, affirmant que des démons y habitaient. Maintenant, la question qui se pose est la suivante : où était le Ministère de l’Environnement face à cet acte barbare et marqué par l’ignorance ?

Ces pratiques sont non seulement gratuites, mais aussi empreintes de manque de reconnaissance et d’ignorance.

En effet, elles sont gratuites car ceux qui critiquent les décisions et les choix des héros de l’indépendance n’ont pas subi le joug de l’esclavage et les atrocités qui y sont rattachées (violences physiques et psychologiques, viol, déshumanisation). Ils jouissent d’une liberté payée au prix du sang qu’ils n’ont pas versé. Soumis aux atrocités , les pères fondateurs de la Nation avaient dû faire des choix forts pour garantir la liberté aux générations futures dont des soi-disant leaders qui y sont issus prennent plaisir à dénigrer gratuitement.

Elles sont empreintes d’amnésie et de manque de reconnaissance car le premier devoir d’un descendant haïtien, au-delà de ses propres croyances religieuses, est de respecter les sacrifices de ceux qui ont ôté les chaînes de l’esclavage et ont contribué à la création et à la consolidation d’un État indépendant dans un contexte d’hostilités internationales et de racisme. Cracher sur les héros de l’indépendance, c’est comme la progéniture qui crache sur sa mère qui l’a nourrie et élevée au prix de tous les sacrifices.

Elles sont empreintes d’ignorance. En effet, la Révolution haïtienne est l’une des plus grandes gestes de l’Histoire mondiale et le génie militaire des héros haïtiens est salué dans le monde entier. De l’Amérique du Nord à la Grèce, en passant par l’Amérique latine jusqu’en Afrique, leur contribution à l’histoire du monde libre est reconnue et saluée. Des monuments sont érigés en Amérique latine à la gloire des héros de l’indépendance, et ces derniers inspirent de grands leaders tels que Francisco Miranda, Simón Bolívar, Nelson Mandela, Hugo Chávez, Semi Keba, Nicolás Maduro et le leader vietnamien Chiang Kai-shek, entre autres. Ce dernier avait même écrit sa thèse sur la Révolution haïtienne et l’importance de Dessalines. Ainsi, rabaisser les héros de l’indépendance, c’est mal connaître l’histoire et se rabaisser soi-même par ricochet.

En conclusion, ces leaders religieux, par ces pratiques précitées, participent à la destruction de la société haïtienne, à ternir l’image du pays, et au développement d’un sentiment antipatriotique chez les jeunes Haïtiens. Leurs messages, empreints d’intolérance et d’ignorance, menacent l’essence même de l’unité nationale que nos ancêtres ont chèrement payée de leur sang. Ils sapent les fondements de la République en rejetant les valeurs d’égalité et de tolérance religieuse, consacrées dans la Constitution impériale de 1805, qui demeure l’un des plus grands témoignages de la vision humaniste et progressiste des pères fondateurs de la nation.

Il est ainsi légitime de se demander quels sont les intérêts cachés derrière ces pratiques de banalisation et de diabolisation de tous les symboles et héros haïtiens. Est-ce une simple ignorance de l’histoire, ou y a-t-il des forces extérieures qui manipulent ces individus pour miner l’identité et la cohésion du peuple haïtien?

Avant de diaboliser tout ce qui est haïtien au nom de leurs croyances religieuses, ne serait-il pas aussi important pour ces leaders de se demander comment leurs ancêtres venus dans les bateaux négriers sont devenus chrétiens ? Était-ce un choix libre ou une imposition de leurs tortionnaires ?

Il est impératif que le peuple haïtien, dans son ensemble, se réapproprie son histoire et ses symboles. Il est temps de réaffirmer l’importance des valeurs de tolérance, d’unité et de respect qui ont permis à Haïti de devenir la première république noire indépendante du monde. Ce n’est qu’en renouant avec ces principes fondateurs que nous pourrons véritablement reconstruire une nation forte, fière de son héritage et tournée vers un avenir de paix et de prospérité.

Domond Willington
Rédacteur en chef
Bacc en Administration publique
Professeur d’histoire

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