Pourquoi la musique haïtienne peine-t-elle à s’imposer dans le monde?

Au- delà son histoire, Haïti est un pays caractérisé par une richesse culturelle impressionnante. Sur le plan musical, elle se distingue par une variété de rythmes et de tendances musicales qui font partie de son patrimoine immatériel. Pourtant, hormis quelques fulgurances, la musique haïtienne et le Compas en particulier peinent à s’imposer sur la scène internationale comme l’Afrobeat ou le reggae. Quelles en sont les causes?

Fouye Rasin Nou, le 12 janvier 2025 _ En matière de musique, les talents ne manquent pas en Haïti.  Des légendes ont fait vibrer les tympans de plusieurs générations; des artistes et des groupes musicaux sont même restés iconiques. C’est le cas par exemple de Dadou Pasquette, Richie, Arly Larrivière, Azor et autres Emeline Michel, pour ne citer que ceux-là. Pourtant peut-on dire que la musique haïtienne a une dimension internationale. Si le concept d` International est sujet à débat, il n’en demeure pas moins vrai que la musique haïtienne ne jouit pas du même aura que le reggae, le rap ou l`afrobeat.

Les fulgurances

Certains groupes et certains artistes évoluant au sein des communautés haïtiennes ont tout de même des réalisations notables sur le plan international (entendons par là dans les milieux ou il n`y a pas forcément une grande communauté haïtienne). Pour la musique racine, on peut citer le groupe Racine Mapou de Léonor Fortuné (Azor) qui a joué dans de près de 59 pays et qui a laissé ses empreintes dans d’autres communautés, notamment au Japon. Dans la même veine, le groupe Boukman Eksperyans a vendu plus d’un million d’albums dans le monde et a même été nominé pour le prestigieux Grammy Awards en 1991 pour son album Vodou Adjae.

Pour la musique Compas, le groupe qui s’est le plus imposé à l’échelle internationale se nomme le Tabou Combo Superstars.  Il atteint la première place des hit-parades en France avec son tube « New York City » en aout 1975 et a vendu 1 million d’exemplaires de son album intitulé « 8 -ème sacrement ».`. Au cours des années 80 et 90, le groupe atteint son apogée en termes de popularité, avec une succession de succès qui leur valent de nombreuses distinctions. Parmi ces reconnaissances, on note le choix du réalisateur Maurice Pialat en 1985, qui intègre plusieurs titres de Tabou Combo dans la bande sonore de son film Police. En 1991, le groupe reçoit le Prix du meilleur album lors de la première édition des Caribbean Music Awards, organisée à l’Apollo Théâtre de New York. Enfin, en 2002, la chanson « Mabouya » (« Foo Foo ») est enregistrée sur l’album Shaman de Carlos Santana.     Le groupe a aussi rempli les plus grandes salles de spectacles en France comme Zenith, Olympia, Bercy et la salle Wagram. Il a aussi fait salle comble dans de nombreux pays ou il n’y a pratiquement pas d’haïtiens comme le Mozambique, le Maroc, le Danemark, l’Angleterre, la Belgique, le Japon, la Cote d’Ivoire, le Sénégal, la Suisse, le Luxembourg, la Hollande, le Panama, pour ne citer que ceux-là. Et plusieurs de ses chansons ont été utilisées dans des films étrangers.

Hormis le mythique Tabou Combo, dans une moindre mesure, on pourrait citer le groupe T-Vice et le groupe Carimi qui ont été très présents et adulés dans ls Antilles françaises notamment. A titre d’illustration, après des années d’absence, le groupe CARIMI a récemment signé un retour triomphal : près de 19000 personnes ont enflammé l’UBS Arena de New York, le 27 décembre 2024.  En termes de popularité du Konpa Direct, le dernier et plus grand succès en date est Joé Dwet Filé avec son megatube 4 kanpe qui a été disque d`or et en passe d`être disque de platine en France.

Joe Dwèt File

Le groupe CARIMI

Ainsi, en 70 ans d’existence, le Compas ne s’est pas vraiment taillé une place de choix sur l’échiquier musical mondial. Quelles en sont les raisons?

  1. Un manque de vision et de stratégies

Les personnes évoluant dans le HMI arguent souvent que l`internalisation du compas direct se heurte souvent à des barrières linguistiques. Cependant, ces stéréotypes ne tiennent plus quand on regarde le succès du dernier album de Joe Dwet File dans lequel les tubes qui cartonnent dans le monde (25,5 millions de streaming pour 4 Kanpe et Fem Voye) sont des musiques de Compas Direct qui sont en plus chantées en créole! En plus, si la langue était une véritable barrière, les musiques chantées en langues africaines n’auraient pas traversé les limites du continent africain. Le problème est donc ailleurs.

Au prime abord, on pourrait pointer du doigt le manque de vision et de stratégies des promoteurs de la musique haïtienne. En effet, les spectacles offerts se réduisent dans la plupart des cas a des bals dans des salles pouvant réunir au maximum 6 mille personnes pour les plus grandes et en plus dans les communautés exclusivement haïtiennes; Un groupe pouvant se produire 4 fois durant le mois dans la même communauté. Rares sont les initiatives pour la prestation des groupes dans les plus grandes salles de spectacle du monde. La promotion de la musique semble se faire uniquement pour la consommation des Haïtiens. Avec cette approche centrée sur les communautés haïtiennes à l’étranger, il y a de fortes chances que l’internationalisation de la musique haïtienne soit une utopie.

2. Les Conflits entre les groupes musicaux

    Si les promoteurs ont leur part de responsabilité dans le manque de vulgarisation de la musique haïtienne à travers le monde, ils ne sont pas les seuls. En effet, depuis quelques années, les groupes musicaux de la tendance compas se livrent à des conflits qui dépassement le cadre de la simple polémique. Certains vont carrément procéder voire encourager des campagnes de dénigrement de leurs concurrents directs ou tout carrément bloquer la progression de jeunes groupes. Ces conflits sont tellement exacerbés que les groupes refusent de se produire sur la même scène ensemble. Le cas le plus frappant est l`opposition New-Look- Klass-Zafem ou aucun des groupes qui sont pourtant les leaders du marché musical haïtien actuellement refusent de performer ensemble. Cette opposition stérile n’a pour conséquence qu’à empêcher le développement de l’industrie musicale haïtienne. Par exemple, aucun des trois groupes précités ne peut se targuer a lui seul de remplir une salle de spectacle tout seul. Pour ce faire, une prestation commune serait peut-être une solution viable. Une telle collaboration pourrait constituer une stratégie efficace pour remplir de grandes salles à l’International. Cependant, leurs différends parfois infondés vont constituer un frein à l’organisation d’un tel évènement et par ricochet contribuer à laisser l’industrie dans un état de sous-développement.

    3. Les médias et les animateurs toxiques

      Si les conflits entre les groupes se sont intensifiés, la presse culturelle haïtienne n’est pas innocente. Nombre d’animateurs supportant des groupes musicaux s’adonnent au dénigrement systématique d’autres artistes ou groupes qu’ils ne supportent pas. Ces animateurs-soldats ne mettent généralement en lumière que les échecs de certains groupes musicaux ou crachent carrément sur les œuvres des artistes qui ont passée parfois des années à travailler pour offrir au public un produit de qualité. A peine l’album est sorti qu’ils ne laissent même pas aux mélomanes le temps d’apprécier et de faire leur jugement mais crachent carrément sur l’œuvre. D’autres encore plus cyniques piratent les albums de certains groupes et jouent les morceaux bien avant la sortie, ce qui constituent à coup sur un coup fatal pour les groupes musicaux.  Ces médias et autres animateurs travaillent à coup sûr contre les intérêts de la musique haïtienne et contribuent non seulement à créer un climat toxique dans l’industrie musicale haïtienne mais aussi à appauvrir les artistes ont fait de la musique leur métier. Leur vision étroite et leur manque d’appréciation de la diversité sont un cancer pour le développement de la musique haïtienne. Au lieu d’apprécier les différentes propositions musicales de Dener Seide, Jean Hérard Richard, Arly Larivière ou encore Richard Cavé, ils préfèrent faire des comparaisons stériles, inutiles ou carrément dénigrer certains au bénéfice d’un seul. Comment les collaborations entre des génies de la musique pourraient-elles être possibles pour le bien de la musique avec ces médias destructeurs et qui alimentent la division?

      4. L’utilisation inadéquate des plateformes numériques de musique

        Plusieurs plateformes favorisent la vulgarisation des chansons a travers le monde. Cependant, force est de constater que les promoteurs haïtiens ne font pas une utilisation optimale de ces plateformes dans le cadre de la distribution des œuvres musicales haïtiennes et n’investissent pas dans les grands réseaux de médias internationaux ou des influenceurs en dehors du cercle des Haïtiens. Cela dit,

        En dépit de la qualité indéniable de la musique haïtienne, elle n’a pas préséance dans les grands cercles d’influences de la musique mondiale.

         Le manque de moyens d’investissement constitue aussi un obstacle non négligeable a la diffusion maximale de la musique haïtienne de par le monde.

        5. L’absence d’un cadre légal de protection des œuvres artistiques

          Un autre obstacle majeur est l’absence d’un cadre légal clair et efficace pour protéger l’œuvre des artistes et les musiciens eux-mêmes. Par ailleurs, il est de notoriété publique que des copies des albums se vendaient dans les parages du palais national et des autres institutions publiques sans que les faussaires ne soient inquiétés. Et en ces temps de nouvelles technologies, le piratage se fait sous les yeux passifs des autorités haïtiennes.

          Quelles perspectives?

          Si après 70 ans le Konpa n’a pas atteint ses lettres de noblesse sur l’échiquier musical au niveau mondial, cela n’est pas une fatalité. Sa rythmique envoutante peut faire fondre bien des cœurs si les conditions de sa vulgarisation sont réunies. Les réussites de Joe Dwet File et de Carimi sont des preuves que le Konpa peut bien franchir un pallier et faire danser les mélomanes dans les plus grands stades et les plus grandes salles de spectacle du monde.

          Pour ce faire, il faut d’abord une restructuration de l’industrie musicale haïtienne via la mise en place de nouvelles stratégies non seulement dans la production mais aussi dans l’approche des promoteurs et du staff management des groupes musicaux quant a la distribution des œuvres et à la production scénique. Car il faut comprendre la musique est plus que des sons, c’est tout un « package » qu’il faut soigneusement présenter pour attirer un public plus large et diversifié. Cela suppose nécessairement le développement de nouvelles stratégies et d’une vision plus large, moins rachitique.

          La presse haïtienne a aussi son rôle à jouer. Au lieu d’alimenter des conflits inutiles et de dénigrer les artistes et leurs œuvres, il serait préférable de procéder a des analyses objectives afin d’aider le public à mieux apprécier les œuvres et à les inciter à la consommation des produits.  Cette presse culturelle sera plus utile et mieux appréciée.

          La musique haïtienne peut donc bien s’imposer dans le monde si les acteurs acceptent de se dépasser et adoptent une attitude et des attitudes adaptées.

          Domond Willington/ Fouye Rasin Nou

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