« Haïti : La visite du président colombien à Jacmel, une chance unique pour transformer le potentiel économique en développement durable »

Le gouvernement haïtien a déboursé 500 millions de gourdes (environ 3,5 millions de dollars américains, selon le taux de change actuel) pour préparer la visite officielle du président colombien Gustavo Petro, prévue dans la ville de Jacmel. Cette annonce, faite le mardi 21 janvier 2025 par le ministre des Finances Alfred Métellus, suscite de vives réactions au sein de la population. Tandis qu’une partie de cette somme est investie dans des travaux d’infrastructure à Jacmel, l’état désastreux des routes reliant cette ville au reste du pays, notamment via Morne Jacques, met en lumière des problèmes structurels et une gestion des priorités qui divisent l’opinion publique.

Des travaux d’urgence pour une visite officielle

L’annonce de cette enveloppe budgétaire conséquente illustre la volonté du gouvernement d’améliorer l’image du pays sur la scène internationale. Jacmel, reconnue pour son riche patrimoine culturel et son potentiel touristique, a été choisie comme lieu central de la visite officielle du président Gustavo Petro, marquant un rapprochement diplomatique important entre Haïti et la Colombie. Sans oublier l’histoire : c’est à Jacmel, en 1806, que le drapeau de la Colombie a été cousu sous la supervision de Francisco de Miranda, président en exil, qui rêvait de libérer son peuple du joug de l’oppression esclavagiste imposée par l’Espagne. Cet événement historique a eu lieu à l’angle des rues Vallières et de l’Église.

Historiquement, les relations entre Haïti et la Colombie remontent à l’époque de l’indépendance des deux pays. Haïti a joué un rôle clé en soutenant Simón Bolívar, le héros de l’indépendance de l’Amérique latine, notamment en lui fournissant des ressources et un refuge à un moment critique de sa lutte. Or, dans le contexte actuel, cette visite dépasse les symboles historiques.

Un rêve pour Jacmel : devenir une Mecque culturelle

Le président du Conseil Présidentiel de Transition (CPT), Leslie Voltaire, affirme que son rêve le plus cher est de voir Jacmel devenir une Mecque culturelle pour toute l’Amérique latine. « Haïti, mère de la liberté, mérite de montrer au monde un visage de beauté, de résilience et de créativité. Jacmel, cette ville historique où Simón Bolívar est venu chercher l’aide d’Haïti pour libérer l’Amérique latine, peut devenir un symbole de fierté. Imaginez une ville où l’art et l’artisanat continuent de briller, attirant des visiteurs du monde entier. Faisons de Jacmel la capitale touristique de l’Amérique latine, un phare de notre richesse culturelle et de notre histoire », a-t-il déclaré. Ce rêve traduit une ambition nationale d’exploiter les atouts uniques de Jacmel pour attirer des investissements et des visiteurs tout en renforçant son rôle sur la scène internationale.

Une route en ruine et des risques quotidiens pour les habitants

Le contraste est frappant : alors que le gouvernement investit massivement pour accueillir une délégation étrangère, les routes principales menant à Jacmel restent dans un état désastreux. La route passant par Morne Jacques est particulièrement préoccupante. Selon des rapports de l’Association des Transporteurs du Sud-Est, plus de 70 % de cet axe est en mauvais état, avec des sections où les véhicules avancent à pas d’homme pour éviter les crevasses profondes.

En plus d’être dégradée, cette route est souvent bloquée par des bandits, rendant les déplacements extrêmement dangereux pour les habitants. Ces derniers affrontent quotidiennement des conditions routières précaires qui mettent leur vie en danger, témoignant d’une négligence continue de la part des autorités. En 2024, une étude de l’Institut haïtien des Travaux publics avait déjà alerté sur la détérioration accélérée de cet axe crucial, mais aucun budget n’a été alloué pour y remédier. Pour de nombreux citoyens, se rendre à Jacmel est un véritable parcours du combattant, entre nids-de-poule, éboulis et insécurité. Ces problèmes, bien connus, restent sans solution, malgré les cris d’alarme répétés des habitants et des organisations locales. Pendant que 500 millions de gourdes sont alloués à des travaux ponctuels ou à certaines infrastructures, aucun détail n’est donné sur les dépenses connexes. Par ailleurs, les besoins essentiels en infrastructures dans la région du Sud-Est continuent d’être ignorés.

Des témoignages qui incarnent la frustration

Dans les rues de Jacmel, les réactions des habitants sont partagées, mais la majorité reste sceptique. Pour Marie-Lourdes Joseph, une marchande appelée en créole “Madan Sara”, ces rénovations « ne changent rien pour nous qui vivons ici. Ils repeignent les murs, ils réparent deux ou trois rues, mais dès que la délégation repartira, tout sera comme avant. Les vrais problèmes, personne ne veut les résoudre. »

Cette opinion est partagée par Emmanuel Pierre, un chauffeur de taxi-moto qui emprunte chaque jour la route dégradée passant par Morne Jacques. « J’ai crevé deux pneus en une semaine, et chaque jour, je crains pour ma vie à cause des bandits qui attaquent les véhicules. Ce n’est pas une priorité pour eux de nous donner une route praticable, mais pour une visite, ils trouvent des millions. C’est une insulte. »

Les associations locales ne manquent pas non plus de critiquer les choix du gouvernement. Ruth André Bellegarde, porte-parole d’une organisation de jeunes à Jacmel, déclare : « Nous ne sommes pas contre l’idée de recevoir des invités internationaux, c’est une bonne chose pour Haïti. Mais pourquoi ne pas profiter de cette opportunité pour faire des investissements durables ? Réparer la route de Morne Jacques, par exemple, cela bénéficierait à tout le monde, pas seulement à une délégation étrangère. »

Cependant, certains habitants de Jacmel, bien que mécontents, perçoivent malgré tout un intérêt à ces travaux, même limités. Jacky, un commerçant de 47 ans, se montre plus nuancé : « Au moins, on fait quelque chose, même si c’est pour l’apparence. La ville a besoin de ces rénovations. Mais j’espère que ce ne sera pas juste pour cette visite. Nous avons besoin de plus. »

Une indignation grandissante au sein de la population

Cette situation ne manque pas de soulever des critiques. Les citoyens dénoncent une gestion des priorités qu’ils jugent incohérente, voire insensible aux réalités de la majorité. Pourquoi investir massivement maintenant dans une visite présidentielle, alors que les besoins urgents des habitants restent insatisfaits ? Cette question revient constamment dans les discussions publiques, nourrissant un sentiment d’indignation face à ce qui est perçu comme une déconnexion entre les autorités et la population.

Les critiques ciblent également le caractère temporaire et superficiel des travaux en cours. Beaucoup craignent que ces initiatives soient purement cosmétiques, avec peu ou pas d’impact durable pour Jacmel ou ses habitants. Une fois la visite terminée, les infrastructures mal entretenues et les problèmes de connectivité risquent de réapparaître rapidement, laissant la population seule face à ses difficultés.

En parallèle, des activistes locaux rappellent que cette somme aurait pu financer des projets bien plus urgents. Par exemple, une étude réalisée en 2023 par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) avait estimé qu’un budget de 300 millions de gourdes suffirait à moderniser l’ensemble de l’axe Jacmel-Morne Jacques, offrant un accès fiable et sécurisé à la ville.

Le défi de la gestion des priorités nationales

Cette controverse reflète une problématique plus large : la gestion des ressources publiques dans un pays en crise. Haïti fait face à des défis complexes, allant de l’insécurité à une crise économique aiguë, en passant par des besoins criants en infrastructures, en santé et en éducation. Selon la Banque mondiale, plus de 60 % des routes nationales haïtiennes sont actuellement en mauvais état, nécessitant des investissements estimés à 150 milliards de gourdes pour leur réhabilitation complète.

Dans ce contexte, chaque dépense publique est scrutée de près par une population de plus en plus frustrée par l’absence de résultats concrets. Pour beaucoup, cette situation illustre un problème récurrent : les autorités privilégient des projets symboliques et à court terme, souvent destinés à impressionner des partenaires étrangers, au détriment d’investissements durables profitant à l’ensemble du pays. Comme le souligne Paul Collier dans son ouvrage The Bottom Billion, « les pays pauvres qui priorisent des investissements visibles au détriment des infrastructures de base creusent souvent leur propre déficit de développement ».

Une bonne occasion pour Jacmel ?

La visite de Gustavo Petro pourrait représenter une opportunité unique pour répondre aux besoins structurels de Jacmel et de la région du Sud-Est. Elle est l’occasion de réfléchir a une véritable modernisation des routes menant à la ville, combinée à des projets d’infrastructure durable afin de de poser les bases d’un développement économique et touristique à long terme.

La ville de Jacmel voire la Commune a de fortes potentialités économiques de par ses richesses naturelles. Si les aménagements ponctuels ont permis de voir rapidement un peu du potentiel de la ville, il est indéniable que des projets de développement durable viables vont a coup sur mettre en valeur tout le patrimoine de la ville et favoriser une relance de l’économie.

En conclusion, le déblocage de 500 millions de gourdes pour la visite du président colombien met en lumière les tensions autour de la gestion des priorités nationales en Haïti. Si la diplomatie est essentielle, elle devrait se faire en adéquation avec des besoins fondamentaux de la population. Pour regagner la confiance des citoyens, les autorités devront prouver que de telles dépenses peuvent également profiter durablement au pays, et pas seulement répondre à des impératifs protocolaires.

Jean-Pierre Styve/Fouye Rasin Nou(FRN)

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